Chapitre 4

 

Lorsque le petit sentier qu'il suivait dans la colline se transforma en chemin défoncé, Dag décida qu'il était temps d'en sortir. L'InnéSens, le sens commun ou simplement ses nerfs, il n'aurait su le dire, mais il descendit de cheval et mena sa monture dans les bois jusqu'à une petite clairière à l'abri de la vue et d'oreilles attentives. Il devait se forcer à ne pas laisser son esprit divaguer. Même Tête de Cuivre, malgré son endurance au fouet et son caractère, trébuchait de fatigue. Dag aussi, d'ailleurs. Se sentant coupable, il attacha les rênes de son cheval sans entraver ses jambes avant, laissant cependant la selle en place. Il détestait laisser sa monture dans un tel état, mais s'il revenait en toute hâte, il n'aurait sans doute pas le temps de la harnacher. Ou d'avoir la moindre hésitation à monter la bête jusqu'à ce que mort s'ensuive, si nécessaire. Demain, ou après-demain, nous pourrons tous nous reposer. D'une façon ou d'une autre.

Il resta à l'écart du chemin, le suivant à une dizaine de pas dans les sous-bois. Il avançait lentement, comme le ferait un daim, et avec précaution, les sens constamment en alerte. A peine deux kilomètres plus loin, il se félicita de sa prudence, s'immobilisant dans un enchevêtrement de feuilles mortes et de lierre sauvage, alors que deux silhouettes avançaient sur le chemin.

Des hommes de vase. Dérivés d'un renard et d'un lapin, à première vue, et il était inutile d'être un patrouilleur pour le deviner. Ils étaient grossièrement faits. C'était peut-être un premier essai, et les signes de leur origine animale se voyaient encore dans leur peau, leurs oreilles, leur visage et leur nez mal formés. Il était très tentant de rendre à ces créatures leur vraie nature et de laisser les choses suivre leur cours, mais cela lui coûterait sa cachette et le dévoilerait peut-être à leur maître. Ce n'était pas le moment de jouer. Il les laissa passer à regret, heureux que leur transformation en être humain ait développé le sens du toucher et de la parole au détriment de celui de l'odorat.

L'absence d'oiseaux lui signifia qu'il s'approchait du repaire. C'est un jour pour les absences. Il referma encore plus son InnéSens lorsque les premières herbes jaunies et mourantes se mirent à craquer sous ses pieds. Je ne m'attendais pas à ça avant plusieurs kilomètres. Le repaire était bien plus proche de la route qu'il ne l'avait imaginé. C'était d'une intelligence choquante pour un être malfaisant aussi - du moins le supposait-il - jeune, d'envoyer ses premières marionnettes humaines chercher des proies aussi loin de son bastion initial. Comment n'y avons-nous pas pensé ?

Il connaissait la réponse. Nous sommes trop peu nombreux, avec un territoire trop vaste à parcourir, et pas assez de temps. Elargissez le champ de recherche, hâtez-la, et vous risquez de voir des indices vous passer sous le nez. Allez doucement, et vous risquez de ne pas arriver aux endroits critiques à temps. Bon, nous avons trouvé celui-là. C'est un succès, pas un échec.

Enfin peut-être.

Il rampa à la façon d'un escargot, à plat ventre, osant à peine respirer, pour atteindre un endroit d'où il pourrait observer le camp tranquillement. Il était entouré d'herbes sèches et cassantes, et le sol sous ses genoux était douloureusement dénudé. La présence proche de l'être malfaisant fit réagir son InnéSens, confiné au plus profond de lui-même. En effet, il est là.

Quand il eut atteint son poste d'observation, au fond d'un ravin rocailleux, il remarqua un ruisseau qui serpentait à sa droite, courait en face de lui et s'éloignait ensuite à sa gauche. Il n'y avait pas une seule plante vivante dans le ravin aussi loin qu'il pouvait voir, dans toutes les directions. Les ossatures de quelques arbres morts demeuraient, telles des sentinelles. Une sorte de camp était installé au bord du ruisseau : trois ou quatre vestiges noircis de feux, désormais refroidis, des amas d'objets volés éparpillés. De l'autre côté du ruisseau, quelques chevaux inquiets étaient attachés à la végétation desséchée. De vrais chevaux, pour autant qu'il pouvait en juger. Maltraités, bien entendu.

L'espace en contrebas pouvait abriter vingt-cinq ou trente êtres humains, mais il était presque désert. Un seul homme de vase était endormi sur un tas de guenilles disposées comme une sorte de nid. Dag se demanda si les absents étaient ceux que sa patrouille avait capturés la nuit dernière. Ce qui impliquait que la patrouille pourrait bien arriver d'un moment à l'autre. Une pensée agréable. Il s'interdit de trop espérer.

De l'autre côté du ravin, à mi-hauteur, un rocher en surplomb abritait une grotte, d'environ vingt mètres de long, protégée par un affleurement rocheux gris et lisse remontant presque au niveau du rocher. On ne pouvait pas en estimer la profondeur. Des chemins sortaient des deux côtés, l'un descendant vers le ruisseau, l'autre remontant.

L'être malfaisant était à l'intérieur, en ce moment même. Pouvait-il déjà bouger, ou bien était-il encore immobile ? Et si oui, avait-il déjà subi sa première mue ? Sinon, essayait-il désespérément de rassembler les matériaux humains nécessaires ? Le premier corps d'un être malfaisant était encore plus maladroit et grossier que celui d'un homme de vase, et cela semblait généralement l'irriter.

Dag ouvrit sa chemise et toucha ses couteaux du partage. Il passa la lanière par-dessus sa tête et regarda un moment les fourreaux jumeaux. Le cuir cousu était lisse et noirci par la sueur. Il passa le doigt sur les manches ornés de perles, l'un bleu et l'autre vert, sortit ce dernier et contempla les vingt centimètres de lame en os poli. Il le porta à ses lèvres. Il résonnait encore des affres d'une mort passée.

Est-ce le jour où ta mort sera vengée, Kauneo mon amour? Je lai porté si longtemps autour de mon cou. Comme tu l'avais souhaité, et ainsi l'ai-je fait. C'était un être malfaisant vicieux, qui grossissait à toute allure. Il sera bientôt digne d'elle, pensa Dag. Presque.

Il sortit la seconde lame en os évidé et plaça les deux couteaux dos à dos. Ils sont faits pour aller par deux, oh oui. Un pour toi et un pour moi. Il les rangea à nouveau.

Mari aussi portait des couteaux du partage, ainsi que Utau et Chato, vestiges funéraires d'anciens patrouilleurs. Celui de Mari était l'héritage de l'un de ses fils, il le savait, et aussi cher à ses yeux que l'était le sien. La patrouille était bien fournie. Utiliser son couteau sur un être malfaisant n'était pas soumis à des règles spécifiques, et ce n'était pas non plus une question d'héroïsme, ni d'honneur. Celui qui en avait l'opportunité le faisait. Aussi efficacement que possible. Ce n'était pas comme s'il n'y aurait pas d'autre occasion plus tard.

L'essence de Dag tremblait à cause de la présence de l'être malfaisant, un effet qui s'étendrait à tout son corps s'il s'attardait ici plus longtemps. Certains jeunes patrouilleurs sensibles étaient souvent si perturbés par leur première rencontre avec l'aura de l'être malfaisant qu'il leur fallait des semaines pour se remettre. Dag avait été un de ceux-là. Autrefois.

Maintenant va-t'en. Retourne à ton cheval, et galope comme un fou jusqu'au point de rendez-vous.

Pourtant... il y avait si peu de créatures dans le camp. Cette opportunité appelait, pour ainsi dire, une action à une main. Descendre dans le ravin, traverser le ruisseau, monter dans la grotte... tout pourrait être terminé en quelques minutes. Le temps qu'il lui faudrait pour ramener la patrouille ici, l'être malfaisant pourrait lui aussi rassembler des renforts (et où étaient-ils en ce moment, occupés à quel mauvais tour?), transformant cette attaque en une bataille éventuellement coûteuse, simplement pour retrouver cette même proximité. Dag pensa à Saun. Avait-il passé la nuit?

Mais avec son InnéSens enclos en lui, il ne pouvait pas voir combien de bandits ou d'hommes de vase se cachaient dans la grotte avec l'être malfaisant. S'il se ruait à l'intérieur seulement pour offrir sa tête à l'ennemi, les difficultés que devrait affronter sa patrouille en seraient largement accrues. En plus, je serai mort. D'une certaine manière, il était heureux que cette perspective ait encore le pouvoir de le perturber. Du moins un peu.

Il baissa la tête, s'efforça de contrôler sa respiration qui s'accélérait et s'apprêta à partir. Ses lèvres se tordirent. Mari sera tellement flère de moi.

Il commença à reculer du bord du ravin, mais se figea de nouveau. Sur un chemin, de l'autre côté, trois hommes de vase apparurent. Est-ce que le premier était un... Où diable cet être malfaisant avait-il trouvé un loup dans cette région? Dag pensait que les fermiers du coin avaient réduit leur nombre, mais dans toutes ces collines accidentées qu'on ne pouvait pas cultiver, il y avait toutes sortes de créatures. On peut le constater. Ses yeux s'élargirent lorsqu'il reconnut le deuxième homme, le raton laveur qui s'était enfui ce matin. Le troisième, encore plus énorme, avait dû être un ours brun autrefois. Il eut le souffle coupé en apercevant un tissu bleu terne familier sur l'épaule de l'homme-ours géant.

Petite Etincelle. Ils ont trouvé petite Etincelle. Comment... ?

Une ligne plus ou moins droite sur les collines, d'ici à la ferme dans la vallée, formait le côté le plus court d'un triangle, comprit-il. Il avait parcouru les deux longs côtés pour venir de la ferme à l'endroit où il avait perdu la trace du raton laveur et arriver ici.

Ils l'ont trouvée parce qu'ils la cherchaient, sans doute. Cela expliquait l'absence des hommes de l'être malfaisant. Comme les deux qu'il avait dépassés sur le sentier, ils avaient probablement été envoyés ratisser les collines à la recherche du trésor qui s'était échappé. Et l'être malfaisant et ses hommes de vase connaissaient déjà la ferme puisqu'ils l'avaient récemment attaquée. Ils devaient être au courant depuis longtemps ; son respect pour l'intelligence de cet être malfaisant s'accentua encore, lui qui avait laissé une proie aussi tentante toute seule, calme et tranquille, pendant aussi longtemps. Quelle force avait-il acquis, pour oser bouger ouvertement ? Ou bien l'arrivée de la patrouille de Chato l'avait-elle forcé à s'enfuir à la hâte ?

    La silhouette bleue, la tête en bas, se tortillait et luttait. Elle frappait le dos de son ravisseur avec ses petits poings, sans effet visible, si ce n'est que l'homme-ours remonta encore ses hanches sur son épaule et lui attrapa fermement les cuisses.

Elle était en vie. Consciente. Visiblement terrifiée.

Pas assez terrifiée. Mais Dag pouvait suppléer à ce manque pour elle. Il ouvrit la bouche, pour assourdir sa respiration qui s'accélérait, et son cœur se mit à battre à tout rompre. Maintenant l'être malfaisant avait tout ce qu'il lui fallait pour sa prochaine mue. Dag n'avait plus qu'à lui fournir un patrouilleur des Marcheurs du Lac - et très expérimenté, qui plus est - en dessert, et ses pouvoirs seraient complets.

Il ne savait pas si ses tremblements étaient dus à son incertitude ou simplement à la peur. A la peur, décida-t-il. Oui, il pouvait aller chercher la patrouille et la ramener ici, en accord avec les règles. Parce que les Marcheurs du Lac devaient gagner, chaque fois. Mais Faon serait morte quand il reviendrait.

Ou seulement dans quelques minutes. Les trois hommes de vase disparurent derrière le mur de roche qui cachait la grotte. Donc ils étaient au moins trois là-dedans. Mais ils pouvaient tout aussi bien être dix.

Pour entrer et sortir de cette grotte... Non. Il devait seulement y entrer.

Il ne savait pas pourquoi son cerveau continuait désespérément de calculer les risques, alors que sa main bougeait déjà. Il abandonna son arc, ses tremblements et son équipement inutile. Il mit en place les fourreaux de ses couteaux de partage et échangea le crochet à ressort sur son poignet en bois contre le couteau en acier. Puis il évalua la rapidité avec laquelle il pouvait sortir son couteau de guerre.

Il se leva et se laissa tomber dans le ravin, glissant des rochers au ruisseau aussi silencieusement qu'un serpent.

 

    * * *

 

Tout était arrivé si vite...

Faon, la tête en bas, avait des vertiges et la nausée. Elle se demandait si le coup qu'elle avait reçu sur l'autre côté du visage prendrait la même teinte que le premier. La large épaule de l'homme de vase semblait lui cogner le ventre alors qu'il avançait, sans même s'arrêter lorsque son estomac s'était rebellé et qu'elle lui avait vomi dessus. Deux fois.

Lorsque Dag reviendrait à la ferme dans la vallée - s'il revenait -, saurait-il lire les événements dans le désordre que sa lutte avait laissé dans la cuisine? C'était un fin limier, et il remarquerait probablement les empreintes dans la confiture de prunes qu'elle avait forcé ses ravisseurs à piétiner lorsqu'ils s'étaient lancés à sa poursuite. Mais c'était trop demander que le même homme la sauve deux fois dans la même journée. Ç'aurait même été embarrassant. En imaginant sa honte, elle essaya une fois encore de se dégager de l'emprise de l'homme de vase, lui tambourinant le dos avec les poings. Elle aurait tout aussi bien pu frapper dans le sable, pour ce que ça faisait.

Elle aurait dû garder ses forces pour une meilleure occasion.

Quelles forces ? Quelle occasion ?

La chaude lumière de la soirée céda brutalement la place à l'ombre grise et à l'odeur fraîche de terre et de roche. Alors que son ravisseur la balançait d'avant en arrière, elle eut la vague impression d'entrer dans une grotte ou une cavité à moitié remplie de monceaux de déchets. A moins que ce soit du matériel de guerre, c'était difficile à dire. Elle combattit les ombres noires qui brouillaient sa vision et se tint droite, clignant des yeux.

Deux autres bêtes humaines se levèrent comme pour accueillir ses trois ravisseurs. Elle se demanda s'ils s'apprêtaient tous à se jeter sur elle et à l'éventrer comme une meute de chiens dévorant un lapin. Même si elle se disait justement que le plus petit avait dû être un lapin autrefois.

La Voix dit : «Amenez-la ici. »

Ces paroles avaient été prononcées plus intelligiblement que les marmonnements des hommes de vase, mais l'intonation lui donna l'impression que ses os se brisaient. Elle ne pouvait se résoudre à lever la tête vers la source de ce son effroyable. Il lui faisait perdre la tête. S'il vous plaît laissez-moi partir, s'il vous plaît laissez-moi partir, laissez-moi partir...

L'homme-ours l'attrapa par les épaules et la déposa au fond de la grotte, une longue cavité creusée à flanc de colline. Et la mit face à face avec la source de la Voix.

Cela ressemblait à un homme de vase, mais plus gros, plus grand, plus large. Il avait une forme presque humaine, une tête avec deux yeux, un nez, une bouche et des oreilles, un large torse, deux bras, deux jambes. Mais sa peau n'avait rien de commun avec celle d'un animal, et encore moins avec celle d'un être humain. Elle lui faisait penser à celles des lézards, des insectes ou à de la poussière de roche couverts de glu. Il n'avait pas de cheveux. Sur son crâne nu, il y avait une petite excroissance en forme de crête. Il ne portait pas de vêtements, et ne semblait pas s'en rendre compte. Les bosses étranges qu'il avait à l'entrejambe ne ressemblaient ni aux parties génitales d'un homme, ni à celles d'une femme. Il ne bougeait pas comme une créature d'os, de tendons et de muscles, mais avec des mouvements inhabituels, comme l'aurait fait une sculpture d'argile ratée faite par un enfant.

Les hommes de vase avaient des yeux d'animaux dans un visage humain et semblaient indiciblement dangereux. Cette chose... avait des yeux humains dans un visage de cauchemar. Non, pas un cauchemar qu'elle aurait déjà fait ou imaginé - peut-être l'un de Dag. Plein de chaînes et de tourmentes. Et pourtant, malgré toute sa souffrance, aussi dénué de compassion qu'une pierre. Ou qu'un amoncellement de pierres.

Il attrapa sa chemise, la souleva devant son visage et l'observa pendant un long, très long moment. Elle pleurait maintenant, la peur s'ajoutant à la honte. Elle ne serait pas contre l'aide de Dag, ou de quiconque. Elle préférait encore ses ravisseurs. Elle accepterait bien l'aide de Dieu, ou pourrait promettre n'importe quoi... Laissez-moi partir, laissez-moi partir...

D'un geste délibérément lent, l'être malfaisant souleva sa jupe avec l'autre main, tira sa culotte sur ses hanches et posa ses griffes sur son ventre.

La douleur fut si intense que Faon pensa quelques instants qu'elle avait été étripée. Ses genoux se relevèrent dans un spasme involontaire et elle hurla. Sa gorge meurtrie était si serrée qu'il n'en sortit qu'un sifflement haletant, presque inaudible. Elle baissa la tête, s'attendant à voir du sang, ses entrailles sorties. Il n'y avait que quatre fines lignes rouges sur la peau pâle et indemne de son ventre.

— Lâche-la! rugit une voix rauque à sa droite.

L'être malfaisant tourna la tête, clignant lentement des yeux. Faon se tourna également. Le relâchement soudain de la pression sur sa chemise la prit par surprise et elle tomba sur le sol, s'écorchant les paumes sur la terre et les cailloux, puis se releva avec peine.

Dag se tenait dans l'ombre, luttant contre trois, non cinq hommes de vase. L'un roula en arrière, la gorge tranchée, et un autre s'approcha. Dag disparut presque sous le tas de créatures qui grognaient. Un glissement, une déchirure, le cri de Dag, un mélange d'attaches et de bois et puis un éclair de métal qui cogna violemment sur le mur de la grotte. Un homme de vase venait de détacher son faux bras et l'avait tordu derrière le dos de Dag comme s'il voulait l'arracher.

    Dag croisa son regard. Il enfonça son gros couteau en acier dans l'homme de vase le plus proche comme s'il l'avait planté dans un arbre pour le garder à portée de main et arracha une pochette en cuir d'autour de son cou.

— Etincelle ! Regarde ça !

Elle suivit l'objet des yeux tandis qu'il l'envoyait vers elle et, à sa grande surprise, elle le saisit en plein vol. Jamais de sa vie elle n'avait attrapé... Un autre homme de vase se jeta sur Dag.

— Vas-y! beugla-t-il en esquivant la créature. Plante-le dans l'être malfaisant.

Des couteaux. La pochette contenait deux couteaux. Elle en sortit un. Il était en os. Des couteaux magiques ?

— Lequel ? cria-t-elle désespérément.

— D'abord la pointe! N'importe où!

L'être malfaisant commençait à se diriger vers Dag. Avec l'impression que sa tête flottait un mètre au-dessus de son corps, Faon ficha profondément le couteau en os dans la cuisse de la créature maléfique.

Il se retourna vers elle en poussant un hurlement de surprise. Le son lui brisa le crâne. Il l'attrapa par le cou, cette fois, et la souleva, son visage hideux se convulsant.

— Non ! Non ! cria Dag. L'autre !

Une main tenait toujours la pochette, l'autre était libre. Elle ne disposait sans doute que d'une seule seconde avant que l'être malfaisant lui brise le cou en la secouant, comme un garçon de cuisine tuant un poulet. Elle sortit le couteau de son fourreau et l'enfonça devant elle. Il cogna sur quelque chose, peut-être une côte, puis s'enfonça, mais seulement de quelques centimètres. La lame se brisa. Oh, non... !

Elle tomba, et de très haut. Elle s'écrasa violemment sur le sol. Elle se releva une nouvelle fois. Tout tournait autour d'elle.

Sous ses yeux, l'être malfaisant s'écroula. Des morceaux se détachaient de lui comme de la glace tombant d'un toit. Son horrible voix funèbre monta dans les aigus, puis s'évanouit, laissant les oreilles de Faon endolories.

Et il disparut. Devant elle se trouvait un tas de poussière jaune nauséabonde. Le premier couteau à la poignée bleue qui n'avait pas fonctionné était devant lui. Le silence était total, à moins qu'elle soit devenue sourde.

Non, car une bagarre repartit à sa droite. Elle se retourna, pensant à reprendre le couteau pour aider Dag. Sa magie avait peut-être échoué, mais il avait toujours un bout pointu. Cependant, les trois hommes de vase encore debout avaient arrêté d'essayer de mettre le patrouilleur en morceaux. Au contraire, ils s'éloignaient en hurlant. L'un d'eux la renversa en s'enfuyant désespérément, apparemment de façon involontaire. Cette fois, elle resta à quatre pattes. Haletante. Elle pensait qu'elle était trop épuisée pour trembler encore, mais son corps était secoué de soubresauts. Elle devait serrer les dents pour leur éviter de s'entrechoquer, comme si elle était en train de mourir de froid. Elle avait des crampes dans le ventre.

Dag était assis par terre à quelques mètres d'elle, une expression stupéfaite sur le visage, les jambes écartées, la bouche ouverte, et reprenait son souffle aussi difficilement qu'elle. Sa manche gauche avait été arrachée et son bras sans main saignait, couvert de longues griffures. Il devait avoir pris un coup au visage, car l'un de ses yeux pleurait et commençait déjà à enfler.

Faon tâtonna pour trouver le manche de l'autre couteau, le vert, qui s'était brisé dans l'être malfaisant. Où était-il passé?

— Je suis désolée. Je suis désolée, je l'ai cassé.

Elle sanglotait maintenant, des larmes et de la morve coulant sur ses lèvres.

— Je suis désolée...

— Quoi?

Dag releva la tête, l'air ahuri, et se mit à ramper vers elle sur une main, en faisant d'étranges petits bonds, son bras gauche replié sous sa poitrine.

Faon désigna le couteau d'un doigt tremblant.

— J'ai cassé ton couteau magique.

Dag regarda le manche vert d'un air désorienté, comme s'il le voyait pour la première fois.

— Non... tout va bien... c'est normal. Ils se cassent comme ça lorsqu'ils fonctionnent. Lorsqu'ils apprennent la mort à un être malfaisant.

— Quoi?

— Les êtres malfaisants sont immortels. Ils ne peuvent pas mourir. Si tu déchirais son corps en des centaines de morceaux, l'être malfaisant s'enfuirait dans un autre trou pour se reconstituer. Il saurait toujours tout ce qu'il a appris dans cette incarnation, et serait deux fois plus dangereux. Ils ne peuvent pas mourir d'eux-mêmes, alors il faut partager une mort avec eux.

— Je ne comprends pas.

— Je t'expliquerai plus tard.

Il roula sur le dos, les cheveux trempés et hirsutes; les yeux dilatés, couleur du thé au sassafras dans l'ombre, regardant le plafond d'un air vide.

— Dieux absents. Nous avons réussi. C'est fini. TU as réussi ! Quel bazar. Mari va me tuer. Mais d'abord elle m'embrassera. Elle nous embrassera tous les deux.

Faon s'assit sur ses genoux, penchée en avant à cause des crampes.

— Pourquoi le premier couteau n'a-t-il pas marché? Qu'est-ce qui n'allait pas ?

— Il n'était pas préparé. Je suis désolé, je n'y ai pas pensé. Tout est allé si vite. Un patrouilleur aurait su quel était le bon en le touchant. Bien sûr, tu ne pouvais pas deviner. (Il roula sur le côté et attrapa le couteau au manche bleu.) Celui-ci est le mien.

Il le toucha et sursauta, le laissant tomber au sol.

— Qu'est-ce... ?

Ses lèvres s'entrouvrirent, il plissa les yeux et le reprit avec précaution. Il ramena sa main plus lentement cette fois, l'euphorie disparaissant de son visage.

— C'est étrange. Très étrange.

— Quoi ? demanda brusquement Faon, d'une voix durcie par la douleur et la confusion.

Son corps était endolori, son cou à moitié tordu, et son ventre continuait de se nouer en vagues lancinantes.

— Tu me dis des choses qui n'ont aucun sens, moi je fais n'importe quoi, et ce n'est pas ma faute.

— Oh, je crois bien que si, cette fois. C'est la règle. La reconnaissance va à celui qui la mérite, quelles que soient ses méthodes. Félicitations, Petite Étincelle. Tu viens de sauver le monde. Ma patrouille sera folle de joie.

Elle pensait qu'il la taquinait, mais malgré l'étrangeté de ses propos son ton était on ne peut plus sérieux. Et le regard qu'il posait sur elle était chaleureux, sans une pointe de... malice.

— Peut-être que tu es fou, tout simplement, déclara-t-elle d'un ton bourru. Et c'est pourquoi tout ce que tu dis n'a aucun sens.

— Ça, ça ne m'étonnerait pas, rétorqua-t-il gentiment.

En grognant, il se mit à genoux et se redressa en poussant sur la main. Il ouvrit la mâchoire pour étirer son visage, comme s'il était engourdi, et il cligna des yeux à la façon des hiboux.

— Je dois sortir cette poussière morte. Elle dérange mon InnéSens.

— Ton quoi?

— Je t'expliquerai plus tard, soupira-t-il. Je t'expliquerai tout ce que tu veux. Je te suis redevable, Petite Etincelle. Le monde entier t'est redevable. Et pas seulement à toi. Mais ça ne change pas le problème.

Il se pencha pour récupérer le couteau intact, puis s'arrêta, prenant une expression pensive.

— Tu veux bien me rendre service? Ramasse-le et porte-le. Le manche et les morceaux de l'autre couteau aussi. Il devra être enterré, plus tard.

Faon essaya de ne pas regarder son moignon, rose, bosselé et apparemment douloureux.

— Bien sûr. Bien sûr. Ils ont cassé ta fausse main ?

Elle aperçut la pochette à quelques pas de là et rampa jusqu'à elle. Elle n'était pas sûre de pouvoir déjà se relever. Elle rassembla les bouts cassés dans sa manche déchirée et glissa le couteau intact dans son fourreau.

Il se frotta le bras gauche.

— J'en ai bien peur. Elle n'est pas censée s'enlever comme ça, loin s'en faut. Dirla la réparera, elle se débrouille bien avec le cuir. Ce ne sera pas la première fois.

— Est-ce que ton bras va bien ?

Il sourit brièvement.

— Il n'est pas non plus censé s'enlever comme ça, même si l'homme-ours a bien essayé. Rien de cassé. Ça ira mieux avec un peu de repos.

Il se releva et se tint les jambes écartées, vacillant, jusqu'à ce qu'il semble sûr de ne pas s'effondrer à nouveau. Il boitilla lentement dans la grotte pour récupérer d'abord sa prothèse, qu'il attacha à son épaule avec sa sangle en cuir, puis, tombé un peu plus loin, son gros couteau. Il l'essuya sur sa chemise sale et le rangea dans son fourreau. Il fit rouler ses épaules et regarda autour de lui, ne parut rien remarquer d'intéressant et revint vers Faon.

Des crampes terribles la plièrent en deux lorsqu'elle essaya de se mettre debout. Il lui tendit la main pour l'aider. Elle rangea la pochette et sa manche roulée en boule dans sa chemise. Appuyés l'un sur l'autre, ils ressortirent à la lumière.

— Et les hommes de vase ? Ils ne vont pas encore nous attaquer ? demanda craintivement Faon alors qu'ils sortaient sur le sentier surplombant le ravin désolé.

— Non, tout est terminé pour eux lorsque l'être malfaisant meurt. Ils retrouvent leur esprit animal, coincé dans ce corps d'homme. En général, ils paniquent et s'enfuient. Ils ne s'en sortent pas très bien, après ça. Nous les tuons par pitié quand c'est possible. Sinon, ils meurent assez rapidement. Horrible, vraiment.

— Ah.

— Pour les hommes dont l'esprit a été pris par l'être malfaisant, le brouillard se lève. Ils redeviennent ce qu'ils étaient.

— L'être malfaisant prend aussi des hommes comme esclaves ?

— Quand ses pouvoirs grandissent. Je pense que celui-là aurait pu le faire, même s'il n'en était qu'à sa première mue.

— Et ils seront... libérés? Où qu'ils soient?

— Parfois oui. Parfois ils deviennent fous. Ça dépend.

— De quoi ?

— De ce qu'ils ont fait entre-temps. Ils s'en souviennent, tu comprends.

Faon n'était pas sûre d'en avoir envie.

L'air était chaud, mais le soleil se couchait à travers les branches nues, comme si l'hiver s'était étroitement mêlé à l'été.

— Cette journée aura duré dix ans, soupira Dag. Il faut qu'on parte. Mon cheval est trop loin pour que je l'appelle. On va prendre ceux-là.

Il désigna deux chevaux attachés à un arbre près du ruisseau et la mena jusqu'à eux dans le sentier en zigzag.

— Je ne vois pas de selle. Peux-tu monter à cru ?

— D'habitude, oui, mais là je ne me sens pas bien, admit Faon.

Elle tremblait toujours, et elle se sentait froide et lourde. Elle retint sa respiration lorsqu'une nouvelle crampe la traversa. Ça ne va pas. Quelque chose ne tourne pas rond. Elle pensait avoir utilisé ses réserves de peur d'une année entière, mais elle n'en était plus si sûre.

— Hum. Tu crois que ça ira si je te tiens devant moi ?

Le souvenir désagréable du trajet avec le bandit, le matin même, lui revint à l'esprit - était-ce seulement ce matin ? Dag avait raison, cette journée avait duré une décennie. Ne sois pas stupide. Dag est différent. De toute façon, Dag était différent de toutes les personnes qu'elle avait rencontrées. Sa gorge se serra.

— Oui. Oui, probablement.

Ils arrivèrent aux chevaux, Faon trébuchant un peu. Dag passa la main sur eux, fredonnant pour lui-même une mélodie sur un ton monocorde, en détacha un après avoir arraché sa corde, puis le chassa. Il partit au trot, visiblement heureux. L'autre était une belle jument baie avec des jambes noires et une étoile blanche. Il attacha la corde à son licou en guise de rênes et l'amena jusqu'à un tronc à terre. Il ne cessait d'essayer de se servir de son bras gauche, grimaçait, et se souvint laquelle, parmi les blessures de Faon, lui faisait ainsi mal au cœur.

— Est-ce que tu peux monter, ou bien as-tu besoin d'un coup de main ?

Faon était blême.

— Dag? demanda-t-elle d'une petite voix effrayée.

Il tourna la tête, alarmé par son ton, et pencha la tête attentivement.

— Quoi?

— Je saigne.

Il revint vers elle.

— Où ? Est-ce que tu es blessée ? Je n'ai pas vu...

Faon déglutit, pensant que son visage serait écarlate s'il n'avait pas été vert. D'une plus petite voix encore, elle murmura:

— Entre... entre mes jambes.

    La réjouissance qui se lisait sur ses traits depuis la mort de l'être malfaisant disparut comme si on l'avait effacée avec un chiffon.

— Oh.

Il ne semblait pas avoir besoin d'autre explication, ce qui était une bonne chose, bien qu'étonnante chez un homme, car Faon n'avait plus rien. Ni mots. Ni courage. Ni idées.

Il inspira profondément.

— Nous devons quand même partir d'ici. C'est un endroit mortel. Je dois t'emmener ailleurs. Nous irons juste un peu plus vite, c'est tout. Il va falloir que tu m'aides. On va s'aider l'un l'autre.

Ils firent deux tentatives et, malgré une maladresse considérable, ils réussirent finalement à grimper tous les deux sur la jument, qui était heureusement une bête placide. Faon s'assit sur les genoux de Dag, les jambes collées aux siennes, la tête sur son épaule gauche, le bras autour de son cou, gardant sa main droite libre pour tenir les rênes. Il gazouilla quelque chose au cheval, qui partit d'un pas rapide.

— Reste avec moi, murmura-t-il à l'oreille de Faon. N'abandonne pas, tu entends ?

Le monde tourbillonnait, mais sous son oreille elle entendait un battement de cœur régulier. Elle hocha la tête d'un air malheureux.